22
— Tu es au bout du rouleau, dit Richard en prenant le visage de Sweeney entre ses mains.
La jeune femme était blanche comme un linge. Le choc des derniers événements, le manque de sommeil et le stress avaient eu raison de son énergie. Sweeney avait des cernes noirs sous les yeux qui rappelaient des bleus.
— Prends quelques vêtements, lui dit-il. Je te ramène à la maison avec moi.
Joseph Aquino se leva de sa chaise.
— Je vais m’en occuper, monsieur. Cela lui évitera de retourner dans la chambre. Y a-t-il quelque chose dont vous ayez besoin en particulier ?
Elle secoua la tête en signe de dénégation. En temps normal, elle n’aurait jamais laissé un étranger fouiller dans ses affaires, mais pour l’heure, cela l’indifférait. Elle bénit en pensée Joseph Aquino, qui lui épargnait de revoir le cadavre de Kai. Elle doutait de pouvoir jamais remettre les pieds dans sa chambre.
— Il y a un sac sur la dernière étagère de la penderie, expliqua-t-elle. Prenez le nécessaire et mettez-le dedans.
— Il faudra que vous fassiez une déposition, dit Ritenour à Richard, mais cela peut attendre quelques heures. Je vous conseille d’aller dormir. Si toutefois vous y arrivez.
Le policier marqua une pause.
— Les médias vont se ruer sur l’affaire, vous savez.
— Oui, je sais, soupira Richard en se frottant la mâchoire. Y aurait-il moyen de ne pas ébruiter l’histoire du tableau ?
Afin que Sweeney ne devînt pas la proie des médias, entendait-il.
— Peut-être, répondit Joseph Aquino. Je ne vois pas l’utilité d’en parler. Les journalistes considéreront cette affaire comme une histoire d’amour qui a mal tourné.
Les Maxson avaient déjà terriblement souffert de la mort de leur fille. Or la liaison de Candra avec Kai allait être analysée, disséquée et décriée. Publiquement.
— Je me demande pourquoi il l’a tuée, s’interrogea l’inspecteur Ritenour. Il se peut que nous ne parvenions jamais à éclaircir le mystère.
— Si toutefois il l’a tuée, remarqua Sweeney.
Les deux hommes la dévisagèrent. Richard un peu plus longtemps que le policier.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? s’enquit Ritenour. Si ce jeune homme n’était pas l’assassin, il ne se serait pas inquiété du tableau. Et pourquoi aurait-il tenté de vous tuer ? Kai n’aurait eu aucun mobile !
Sweeney parut perplexe. Elle n’aurait su dire pourquoi elle avait émis cette hypothèse. Elle essaya de se représenter le visage de Kai, sur son tableau, à la place du tueur, mais pour une raison ou pour une autre, cette image détonnait dans la scène.
Quelques minutes plus tard, Joseph Aquino revenait avec le sac.
— C’est l’une de nos collègues qui l’a préparé, précisa-t-il.
Une façon pudique de laisser entendre à Sweeney qu’il n’avait pas manipulé ses sous-vêtements.
— J’ai pensé qu’une femme saurait mieux qu’un homme ce dont pouvait avoir besoin une autre femme.
— Merci, dit Sweeney.
Elle tendit la main pour prendre son bagage, mais Richard, galant, fut plus rapide qu’elle. Sweeney craignit que la bandoulière ne cisaille son épaule blessée. Si tel était le cas, il se garda toutefois d’en rien montrer.
— Inutile d’appeler un taxi, déclara Ritenour. L’un de nos hommes va vous raccompagner.
Richard accepta d’un hochement de tête et prit Sweeney par le coude.
— Je vous appellerai en fin de matinée.
— Plutôt après le déjeuner, précisa Joseph Aquino en étouffant un bâillement. Je vais essayer de dormir un peu. Je vous conseille de débrancher le téléphone, et de vous reposer le plus longtemps possible.
— J’ai besoin du tableau, observa Sweeney, comme Richard l’entraînait vers la porte.
— Chérie, il n’est pas utile de,…
— Il me le faut ! répéta-t-elle, butée.
Elle s’arrêta, forçant Richard à faire de même. Bien que titubant de fatigue, elle tenait absolument à emporter son tableau.
— Il y a des reporters dehors…
— Je vais l’envelopper dans un drap.
Sweeney se rendit dans l’atelier d’un pas lourd et descendit la toile du chevalet. Elle avait toujours un rouleau d’étamine en réserve, dont elle se servait pour nettoyer et couvrir ses toiles. Elle enveloppa la peinture dedans. Richard ne quitta pas sa maitresse des yeux, la couvant d’un regard inquiet.
Un policier escorta les amants au milieu des journalistes et des badauds massés dans le vestibule de l’immeuble. Des flashs éblouirent Sweeney, des questions fusèrent de toutes parts, mais ni la jeune femme ni Richard ne s’en soucièrent. Quelqu’un reconnut l’homme d’affaires et l’appela par son nom. Richard ne répondit pas, concentrant toute son attention sur Sweeney. Il jura entre ses dents, mais elle seule l’entendit.
Le policier réussit à semer les reporters qui tentèrent de les suivre et parvint sans encombre devant le domicile de Richard. Sweeney serrait sa toile sous son bras. Elle s’arrêta devant les marches, fatiguée par avance à l’idée de les gravir. Sans parler de l’escalier intérieur.
— Allez viens, ma douce, lui lança Richard d’un air enjôleur.
— Je ne suis pas un bébé ! protesta Sweeney. Je vais très bien.
— J’en suis persuadé.
Sweeney ravala son orgueil et s’appuya sur son bras pour grimper les marches.
Une fois chez lui, il verrouilla la porte et rebrancha l’alarme derrière eux.
— Laisse le tableau ici, dit-il.
— Non, je veux l’avoir en haut avec moi !
Il comprit qu’il gaspillerait son énergie à essayer de la faire changer d’avis. Il déposa son sac au pied de l’escalier, puis il souleva Sweeney dans ses bras.
— Ton épaule ! protesta-t-elle, tentant de lui échapper.
— Reste tranquille, sinon tu vas me faire mal.
Sweeney ne bougea plus. Elle dévisagea son amant avec de grands yeux de chouette, tandis qu’il la portait au premier étage. Richard aurait ri si la jeune femme n’avait pas eu l’air aussi épuisé.
Il allongea Sweeney sur le lit, et elle s’endormit avant même qu’il lui eût enlevé ses chaussures.
Il la déshabilla, en lui laissant toutefois son tee-shirt. Après quoi il se dévêtit à son tour, se coucha à côté d’elle et l’attira à lui, se réjouissant qu’elle fût vivante, et entre ses bras.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand elle s’agita. Richard ouvrit un œil, regarda le réveil. 7 h 30.
— Rendors-toi, marmonna-t-il.
Sweeney ne répondit pas. Elle continua à remuer la tête sur l’oreiller, puis repoussa les couvertures. Richard eut alors un moment de panique quand il s’aperçut que sa compagne était endormie.
Sweeney se glissa hors du lit avec une souplesse telle qu’il ne put la retenir. Elle se tint près du lit, les yeux ouverts et l’air éberlué, comme si elle désirait aller quelque part, mais ne connaissait pas le chemin pour s’y rendre.
Richard se leva, passa un bras autour de sa taille et la secoua doucement pour l’arracher à sa transe.
— Réveille-toi, ma douce ! Tu n’as pas besoin de peindre, aujourd’hui.
Il s’écoula plus d’une minute avant que Sweeney ne réponde. Elle cilla, posa sur lui un regard chassieux.
— Quoi ? marmonna-t-elle.
— Tu étais en pleine crise de somnambulisme.
Richard s’était exprimé d’un ton calme. Il la ramena au lit et elle sombra aussitôt dans un profond sommeil. Le milliardaire s’autorisa à somnoler, mais resta sur ses gardes. Sweeney connaissait mal la maison et risquait de se blesser en déambulant dans un état d’inconscience. Chaque fois qu’elle bougea, il la serra un peu plus dans ses bras, la protégeant contre elle-même.
Parce qu’il ne voulait pas la laisser seule, il l’éveilla à 10 h 30. Elle ouvrit à demi les yeux. Elle était de nouveau elle-même, au grand soulagement de Richard.
— Tu as intérêt à m’avoir réveillée pour me faire l’amour, grommela-t-elle. Autrement tu n’as aucune excuse !
Les yeux de Richard étincelèrent. Il lui laissa une demi-seconde pour changer d’avis, puis se coucha sur elle.
— Je plaisan… commença-t-elle.
Il lui coupa le souffle en la pénétrant avant qu’elle ait pu finir sa phrase. Elle poussa un petit cri, vite étouffé sous les baisers de son amant. Ses mamelons se durcirent et son excitation aviva encore plus celle de Richard, dont l’érection devint presque douloureuse.
— Seigneur, lâcha-t-il.
Il jouit presque aussitôt. Il se cambra et tressaillit en même temps qu’il éjaculait. Sweeney laissa échapper un nouveau cri et, serrant ses jambes autour de lui, l’accompagna dans la jouissance.
Ensuite, Richard eut le sentiment d’être une épave humaine : il gisait sur le dos, incapable du moindre mouvement. Sweeney remua la première. Elle repoussa ses cheveux, s’assit au bord du lit.
— Ce n’est pas juste, se plaignit-elle d’un ton accusateur, mais qui masquait mal son contentement. Tu as été trop vite. J’attends que tu recommences.
— Tu peux toujours rêver ! parvint-il à articuler en souriant. Ce soir peut-être.
— Je prends note.
Sweeney bondit du lit. Elle enleva son tee-shirt et se dirigea vers la salle de bains. Le spectacle de son derrière rebondi suffit pour le tirer du lit et il s’empressa de la rejoindre sous la douche.
Sachant qu’il lui faudrait affronter une horde de journalistes au poste de police, Richard mit un costume et une cravate. S’ils n’avaient pas encore été ennuyés, c’était probablement parce que le numéro personnel de Richard ne figurait pas dans l’annuaire. Cependant, un reporter futé pouvait l’obtenir sans peine. Richard songea que le téléphone, au rez-de-chaussée, devait sonner sans discontinuer.
Il appela Tabitha par l’interphone – et découvrit qu’il avait deviné juste.
— Dites-leur que je ferai une déclaration au poste de police dans deux heures. Et que vous ne savez rien d’autre.
— Ce qui est effectivement le cas, remarqua Tabitha, ironique.
— Et puis prenez votre temps pour déjeuner, ajouta Richard.
— Avec plaisir ! s’exclama son assistante.
Il appela ensuite Edward et le pria d’avancer la voiture. Après quoi il embrassa Sweeney. La jeune femme avait enfilé un jean et un sweat-shirt, comme de coutume. Assise en tailleur sur le lit, elle le dévisageait.
— J’aurai mon téléphone portable sur moi, dit Richard.
— J’ai laissé le numéro à la maison.
Il le lui griffonna sur un bloc.
— Si le téléphone sonne, ne décroche pas, lui conseilla-t-il. Si je veux te joindre, je raccrocherai après la première sonnerie, et je rappellerai aussitôt après.
— D’accord, dit Sweeney.
— J’espère que cela ne prendra pas trop de temps. Je rentrerai le plus tôt possible.
— Pourquoi es-tu si inquiet ? Kai est mort.
La chose lui paraissait irréelle, comme si une autre personne avait vécu ce cauchemar à sa place.
Richard la fixa longuement.
— Je ne tiens pas à prendre le moindre risque, Sweeney.
Elle se rappela alors l’espace vierge sur son tableau. Le visage du tueur ne lui était toujours pas apparu.
— Je serai prudente, promit-elle.
Richard était parti depuis une heure quand son assistant appela Sweeney par l’interphone.
— Nous allons déjeuner, voulez-vous que je vous ramène quelque chose ?
— Non merci. Je trouverai bien de quoi grignoter.
— Dommage que Richard ait donné sa journée à Violet. Elle fait des omelettes délicieuses !
— Je me débrouillerai seule, assura Sweeney.
Après tout, elle en avait l’habitude.
Elle fit griller un toast et se prépara un œuf brouillé qu’elle accompagna d’une tasse de café. Ce repas, aussi frugal fut-il, lui prit un temps fou, car il lui fallut d’abord chercher le grille-pain et la cafetière, qui ne se trouvaient pas sur le comptoir – là où ce type d’appareils est censé demeurer.
Après avoir mangé, Sweeney ne sut que faire d’elle-même. Si elle avait été chez elle, elle aurait travaillé, mais cela lui était impossible dans la maison de Richard. Elle explora les lieux, passa la tête derrière chaque porte. Elle finit par revenir à son point de départ : la chambre. Sweeney se sentait moins fatiguée que la veille, mais elle manquait encore de sommeil. Elle s’apprêtait à dormir un peu quand ses yeux tombèrent sur le tableau emballé que son amant avait posé, debout, sur une chaise.
Étant donné ce qui s’était passé, elle hésita à défaire le papier. Elle ne tenait pas à contempler de nouveau le même spectacle horrible. Une pulsion irrépressible l’obligea toutefois à découvrir la toile.
Rien n’avait changé. L’espace blanc, sur le tableau, la narguait autant que la veille. La jeune artiste, qui emportait toujours des fusains dans son sac à main, s’efforça d’esquisser le portrait de Kai. Elle n’y parvint pas. Le play-boy avait des cheveux noirs, brillants. Or la chevelure qui apparaissait à Sweeney était… d’un autre genre.
Elle recula d’un pas et contempla son tableau. Les lignes au fusain semblaient grossières sur une peinture d’une telle netteté, mais le dessin était lisible. L’assassin avait les cheveux clairs et raides, et une jolie coupe au carré. Cette coiffure rappelait quelqu’un à Sweeney, sans qu’elle parvienne à l’associer à un visage.
Soudain, elle se figea, puis se rua sur le téléphone.
Richard répondit immédiatement. Sweeney perçut des bruits derrière lui. Sans doute était-il entouré de journalistes.
— C’est une femme ! déclara-t-elle d’une voix tremblante.
— Quoi ?!
— C’est une femme, Richard ! J’ai dessiné les cheveux – juste une esquisse, mais je suis sûre de moi. Et… j’ai déjà vu cette coiffure.
— Merde ! cracha-t-il. Je n’aurais jamais pensé… Il faut que je prévienne Aquino ! Les flics cherchent un coupable sur la vidéo de surveillance. Ferme la porte à clé, Sweeney, et n’ouvre à personne jusqu’à ce que je rentre !
— Je n’ouvrirai… commença-t-elle, avant qu’un bruit la fasse sursauter.
— Sweeney !
— Je crois que j’ai entendu quelque chose, dit-elle. En bas !
— Les portes sont verrouillées ?
— Oui, bien sûr.
— Où sont Tabitha et Martin ?
— Partis déjeuner.
— Merde !
L’inquiétude de Richard était manifeste.
— Ferme la chambre à clé, chérie. Pousse des meubles contre la porte. Tout ce qui te permettra de gagner du temps, tu comprends ?
— Oui.
— Ne raccroche pas. Je reste en ligne et j’arrive !
Sweeney posa le combiné, puis sortit de la chambre.
Elle doutait d’elle-même, tout à coup. Et si elle avait simplement entendu Tabitha et Martin rentrer ? Le couloir était désert, de même que l’escalier.
La jeune femme marcha jusqu’à la rambarde sur la pointe des pieds, ne vit personne dans le vestibule.
Puis elle perçut un bruit étouffé qui semblait provenir de la cuisine.
Le personnage de son tableau lui vint à l’esprit, et elle se souvint du couteau dans la main gantée. On venait de tirer une lame du râtelier de la cuisine !
Une tête blonde parut, au rez-de-chaussée.
Margo McMillan !
Sweeney recula brusquement, la peur au ventre. Elle tituba en direction de la chambre, sans se soucier du bruit qu’elle faisait, et claqua la porte derrière elle. La clé tourna sans difficulté dans la serrure. Elle tira une chaise, la coinça sous la poignée. Le meuble était léger cependant. Allait-il résister à une bonne poussée ? Margo McMillan était mince, mais musclée. De plus, une porte intérieure n’a pas l’épaisseur ni la solidité d’une porte d’entrée.
— Merde, merde, merde ! gémit-elle en saisissant le téléphone. Richard !
— Je suis là.
Il paraissait à bout de souffle. Le bruit d’une sirène noyait presque entièrement sa voix. Sweeney espéra qu’il se trouvait dans une voiture de patrouille.
— C’est Margo !
Elle se mit tout à coup à claquer des dents, secouée tout entière par un frisson.
— Ma… Margo McMi… Millan. Elle est là !
— Dans la maison ? s’enquit Richard, masquant son inquiétude.
— Oui. Elle a pris un couteau de cuisine ! La porte est verrouillée, mais…
— Enferme-toi dans la salle de bains si nécessaire. Enroule des serviettes autour de tes bras. Utilise tout ce que tu trouveras pour entraver ses mouvements ! Lance des serviettes sur le couteau – cela la gênera. Vaporise-lui du déodorant dans la figure. Il y a des armes dans la salle de bains, chérie. Il faut que tu t’en serves pour te défendre !
— Je comprends, dit Sweeney, qui n’osait pas parler trop fort.
Avec le vacarme de la sirène, Richard l’entendait à peine.
Le bouton de la porte tourna, puis il y eut un bruit de lime : Margo McMillan forçait la serrure ! Sweeney reposa le téléphone et se précipita dans la salle de bains.
La serrure n’était pas plus sécurisante que celle de la chambre. Sweeney se munit du flacon de déodorant et, suivant les conseils de Richard, protégea chacun de ses bras avec une serviette de toilette. Elle avait encore en mémoire les blessures de Candra.
La porte de la chambre céda et la chaise bascula. Margo McMillan pénétra dans la pièce sans prononcer un seul mot, la lame du couteau étincelant dans sa main.
Sweeney empoigna une grosse serviette et se jeta sur elle de tout son poids, dans l’espoir de la déséquilibrer. Mrs McMillan protesta, comme le drap de bains entravait la mobilité de son bras. Elle frappa malgré tout. Le couteau traversa l’éponge épaisse et Sweeney sentit la brûlure du métal tranchant sur son bras.
Elle ne savait pas se battre. Elle se contorsionna donc pour éviter le poignard et, sans réfléchir, écrasa son poing dans la figure de Margo, qui se mit à saigner du nez. Sweeney lut la stupeur dans les yeux de l’épouse du sénateur, qui refusait de croire qu’on eût osé la frapper. Révoltée par ce monstre, la jeune femme la cogna de nouveau, de toutes ses forces. Puis encore, et encore, les pieds rivés à la moquette. Sweeney usait d’une vigueur renouvelée à chaque assaut, obligeant Margo à reculer.
— Salope ! s’écria la folle assassine en essayant de lever son arme.
L’escalier ! songea Sweeney, qui portait des coups toujours plus violents à son adversaire, dans le but de l’acculer à la rampe. La lame troua la serviette enroulée autour de son bras gauche. La douleur, fulgurante, décupla les forces de Sweeney. Elle s’entendit crier comme une furie, tandis qu’elle projetait tout son poids contre la meurtrière. L’espace d’un instant, celle-ci eut un regard incrédule, avant de basculer par-dessus le garde-fou et de s’écraser sur les ardoises du rez-de-chaussée.
Sweeney se laissa tomber à quatre pattes, le cœur battant à tout rompre. La jeune femme crut durant un bref moment qu’elle allait s’évanouir. Du sang ruisselait de son épaule droite et maculait la serviette. Il allait lui falloir des points de suture. Chose absurde, cette idée l’irrita. Elle pensa à la douleur que cela lui procurerait et ses lèvres se mirent à trembler.
Ce petit tremblement l’avertit qu’elle était au bord de l’hystérie. Elle inspira profondément, s’efforça de rassembler ses idées. Au bout d’un moment, un léger mieux se fit sentir et elle s’assit sur le sol, sans toutefois pouvoir se résoudre à regarder par-dessus la rampe. La chute de Margo avait produit un bruit à la fois sourd et mouillé.
Richard ! Ce nom s’imposa à Sweeney, la galvanisa. Elle trouva assez d’énergie pour se relever, pour courir – en trébuchant – jusque dans la chambre, jusqu’au téléphone.
L’appareil lui échappa à moitié, puis elle se cogna la pommette avec.
— Merde, marmonna-t-elle.
Sweeney n’avait pas encore collé le combiné contre son oreille qu’elle perçut le rugissement de Richard.
— SWEENEY !
— Tout va bien, le rassura-t-elle à la hâte. Enfin, presque. Margo a basculé par-dessus la rampe de l’escalier. Je n’ai pas encore regardé.
— Ne regarde pas ! lui conseilla-t-il d’une voix étranglée. Mon Dieu, Sweeney…
Richard s’interrompit. Il respirait difficilement.
— Nous serons là dans cinq minutes. D’autres voitures de patrouille sont en route. Tu es blessée ?
— Un peu, oui. Quelques entailles sur le bras, rien de sérieux.
Du moins l’espérait-elle. Elle n’avait pas constaté les dégâts et, pour l’heure, s’efforçait de supporter la douleur.
— Je vais raccrocher, d’accord ? dit-elle. Je crois que je vais vomir.
Sweeney n’attendit pas la réponse et interrompit simplement la communication. Elle baissa la tête entre ses genoux et prit de profondes inspirations, luttant contre la nausée.
Il y eut un bruit, très faible. Sweeney douta d’abord d’avoir entendu quelque chose, mais elle releva la tête d’un coup, les tempes battantes, prête à reprendre le combat. Cependant, il n’y avait personne alentour. Elle tendit l’oreille et perçut alors d’autres bruits : des plaintes sourdes, provenant du rez-de-chaussée.
La jeune femme sortit de la chambre sur la pointe des pieds et marcha jusqu’à la rambarde de l’escalier. Elle se pencha par-dessus. Margo McMillan gisait sur le ventre, la jambe gauche repliée sous son torse. Une fracture ouverte hérissait sa cuisse d’arêtes osseuses gris pâle. Elle remua faiblement et essaya de se retourner. Un nouveau gémissement retentit dans la maison.
Sweeney descendit l’escalier, les jambes flageolantes. Bien que l’épouse du sénateur eût tenté de la tuer, elle ne se sentait pas le droit de l’abandonner à son triste sort. Vu la gravité des blessures de Margo, toutefois, elle se demandait en quoi elle pourrait lui être utile.
Sweeney s’agenouilla auprès de la meurtrière, qui posa sur elle un regard embrumé.
— Je suis tombée, souffla Margo.
— Ne parlez pas. Les secours arrivent…
— Je veux vous… raconter. Que quelqu’un sache.
Margo toussa ; du sang perla à ses lèvres et goutta sur les dalles.
— Candra… Candra faisait chanter… Carson. Il fallait que je l’empêche de… continuer. Kai avait une… clé de… son appartement. J’ai… loué un quatre pièces dans… dans l’immeuble et je l’ai attendue.
Margo gémit, toussa de nouveau.
— Je n’ai… pas réussi à… trouver les bandes magnétiques ni les… photos. J’ai mis les vêtements… de Carson… pour qu’on l’accuse… ensuite. Le sang de Candra… sur les chaussures de Carson. Et puis vous… avez peint…
Sweeney comprit.
— Kai a vu le tableau et vous a avertie, déclara-t-elle.
— Il était si… beau, murmura Margo, dont le regard se brouilla. Je… l’aimais. C’est idiot. J’étais assez… vieille pour être… sa mère. À cause de Carson… il est mort. Dites-leur… Dites-leur pour Carson. Trouvez… les photos.
Les lèvres de Margo se contractèrent en un rictus amer.
— Épinglez-le !
— Vous pourrez le leur dire vous-même, s’empressa d’affirmer Sweeney.
Cependant, les yeux de Margo devenaient vitreux et son visage s’affaissait. Quelques instants plus tard, ses poumons exhalèrent leur dernier soupir.
Le bruit d’une sirène sembla se rapprocher, puis devint de plus en plus audible. Sweeney se releva, comme hébétée. Elle s’en fut ouvrir la porte, tandis que deux voitures de patrouille s’arrêtaient devant la maison dans un crissement de pneus.
La jeune femme était assise sur la dernière marche de l’escalier quand Richard, suivi des inspecteurs Ritenour et Aquino, fit irruption dans l’entrée. Le teint livide et les traits tirés, le milliardaire dévisagea Sweeney et se dirigea vers elle, sans accorder un seul regard à Margo. Il se baissa, souleva Sweeney dans ses bras, la serra contre lui.
— Je l’emmène à l’hôpital ! déclara-t-il d’une voix rauque.
Son corps était agité de tremblements.
— L’ambulance arrive dans une minute, remarqua Aquino.
Richard l’ignora et sortit, Sweeney dans ses bras. La jeune femme cligna des yeux, aveuglée par le soleil. La Mercedes était garée derrière les voitures de patrouille. Richard s’installa à l’arrière avec son amie sur ses genoux. Il aboya ses instructions au chauffeur.
Sweeney voulut faire part à Richard des aveux de Margo McMillan, mais il lui mit un doigt sur la bouche.
— Cela ne m’intéresse pas, déclara-t-il. Je veux seulement te serrer contre moi. J’ai eu si peur,…
Sa voix se brisa et il enfouit son visage dans les cheveux de Sweeney.
Richard resta avec Sweeney tandis qu’on recousait ses blessures. La coupure sur son avant-bras gauche requit vingt-quatre points de suture. Par chance, les entailles n’avaient pas été assez profondes pour endommager des nerfs ou des tendons.
— C’est grâce aux serviettes éponge, expliqua Sweeney à Richard d’une voix blanche.
L’artiste commençait à subir le contrecoup de sa mésaventure.
— Si tu ne m’avais pas dit de me protéger les bras…
— Je vais vous prescrire un antalgique, déclara la doctoresse en descendant de son tabouret.
Elle sourit à Sweeney.
— Vous irez voir votre médecin dans une semaine, pour qu’il retire les fils.
Richard souleva la jeune femme de terre, la porta dans ses bras.
— Je t’aime, chuchota-t-il d’une voix émue. J’ai eu si peur de te perdre ! Veux-tu m’épouser ?
La question déconcerta presque autant Sweeney que l’agression de Margo.
— T’épou… t’épouser ? bafouilla-t-elle.
— Oui, te marier avec moi.
Richard prit le visage de Sweeney entre ses mains et plongea dans ses yeux un regard implorant, sincère.
— Je sais que tu hésites à t’engager, ma chérie. Et je comprends pourquoi. Mais je ne t’empêcherai jamais de créer, je te le promets. J’ai entrepris de liquider mes affaires. J’aimerais quitter New York. Acheter un ranch quelque part, mais si tu…
— Où ? s’enquit Sweeney, l’interrompant.
— Je n’ai pas encore décidé, répondit Richard. Dans le Sud peut-être, ou alors dans le Sud-Ouest. Mais si tu préfères rester à New York, j’oublie ces projets de déménagement.
— Si c’est une région où il fait plus chaud qu’ici, je suis partante, le coupa-t-elle de nouveau. Quelques palmiers seraient même les bienvenus.
Richard sourit.
— Tic-tac, tic-tac, le taquina alors Sweeney.
— Qu’y a-t-il ?
— Mon horloge biologique. Je crois qu’elle marque un temps d’arrêt.
L’expression de Richard changea. Il couva Sweeney d’un regard à la fois ému et fier.
— Tu en es sûre ? demanda-t-il, d’une voix vacillante.
— Je suis terrifiée, avoua Sweeney qui venait d’envisager les conséquences de son état. Vu mes antécédents, il se peut que je ne sois pas douée pour la maternité, mais je suis sûre d’une chose…
Sweeney déglutit.
— Je te veux comme mari. Et je veux des enfants de toi.
Richard eut un petit rire.
— Alors c’est génial !